J’aime appuyer ma main sur le tronc d’un arbre devant lequel je passe, non pour m’assurer de l’existence de l’arbre – dont je ne doute pas – mais de la mienne.
Christian Bobin
Les Scènes croisées en Lozère est une scène conventionnée d’intérêt national pour les arts en territoire, qui ne prend pas la forme d’un équipement central, mais se répartit sur un large territoire maillé par de multiples partenaires. Chaque année, environ 200 actions composent la saison pour une quarantaine de paysages différents qui deviennent des lieux de représentations et d’action artistiques, de multiples espaces spectacles. Ce projet artistique et culturel de territoire(s) élargi(s) s’inscrit en transversalité dans une réalité sociale, culturelle, économique et artistique. Le territoire fait le projet et le projet fait le territoire. Le projet artistique propose une exploration des humains et l’environnement, et s’articule au travers d’une recherche innovante autant artistique que scientifique.
Les résidences de compagnie sont un pilier essentiel de ce projet. Elles sont protéiformes, mais leur point commun est un déracinement momentané pour
se ré enraciner, un temps, en terre de Lozère.
Résidence : fait de demeurer dans un lieu qui n’est pas son lieu habituel.
On pourrait dire que cette première résidence en immersion se place sous le signe de se perdre, et du plaisir secret qui en découle : se perdre dans les paysages lozériens, se perdre en écriture, aller d’un point A à un point B, et revenir en arrière, explorer des voies, en trouver d’autres. Une cartographie géographique doublée d’une cartographie imaginaire.
Écrire en résidence : c’est faire le pari qu’on va rencontrer ici de ce qu’on ne rencontrera pas ailleurs. Arriver, disponible, à TOUT ce qui peut nous agiter, nous animer, nous faire vibrer.
Écrire en résidence d’immersion, c’est faire le pari que nos sensibilités et valeurs communes vont trouver à se rencontrer. Le pari du Vivant.
Nous avons lu beaucoup, depuis de nombreux mois : des scientifiques, des naturalistes, des auteurs de romans, d’albums…
Nous sommes en immersion à la fois avec ces nourritures, et en immersion avec la réalité qui s’amuse à résonner : on appelle ça un effet de réel. Ou bien un mode quantique. Quand des mondes du quotidien et de la fiction se croisent. On sait alors qu’on est au bon endroit.
Annabelle Sergent – Septembre 2022
Résidence de création de la Cie Na Loba, sur le projet SAUVAGE avec Karin Serres et Christophe Gavrouil
L’accompagnement de l’équipe des Scènes Croisées, par la connaissance du terrain, de ses habitant·e·s, de ses spécificités, est déterminant pour poser les bases de chaque résidence, être à l’écoute des besoins, des temps nécessaires de travail, sans être soumis à une efficacité de production. Trouver le juste équilibre entre les temps consacrés uniquement à la création et ceux partagés avec un public, les temps de médiations. Sans que ce soit forcément volontaire, il est à noter que l’équipe des Scènes Croisées est réellement disséminée sur toute la Lozère, il y a toujours quelqu’un qui habite à côté de toi et peut t’ouvrir des portes – au propre et au figuré.
À chaque résidence, ses contours, son paysage.
Éprouver le paysage met donc à l’épreuve les schémas de représentation qui modèlent nos perceptions. L’expérience du paysage nous donne parfois l’impression de nous frotter au désordre du monde.
Éprouver le paysage, c’est ressentir et comprendre l’ici qu’il donne à voir et à vivre, mais aussi l’ailleurs qu’il évoque par l’imaginaire et les souvenirs. C’est voir ce qui s’offre à nous au moment présent, mais aussi repérer les traces de ce qui fut, et pour qui sait les déceler, les indices de ce qui s’annonce.
Sortir c’est aussi prendre un risque en se privant de la sécurité et du confort de l’abri.
Pour le paysage – Manifeste pour une didactique au service du territoire
Hervé Davodeau
Le fait d’être entouré du vivant – roche, bactéries, fleuves, oiseaux et autres nouveaux acteurs – ouvre les perceptions et cet élargissement a des conséquences sur la notion d’espace, de récit, sur la création donc.
Qui dit résidence dit aussi l’endroit où tu vas manger, dormir, rassembler tes forces. La logistique n’est jamais à négliger puisque tout se colore de ce qui se vit, puisque l’attention devient porosité.
Les possibilités sont multiples : dormir chez l’habitant, se réfugier sous les édredons moelleux et écouter le vent dehors qui fait claquer les amarrages de la yourte, dormir dans un lit d’hôpital, ça peut arriver aussi.
Dès les premiers jours, des rituels se mettent en place, pour apprivoiser l’espace et nos habitudes. Telles les lignes d’erre de Fernand Deligny, on est attentif à nos propres
déplacements, à ceux des abeilles qui sortent à tel moment de la journée, a un rebord de fenêtre qui nous semble propice à l’observation, a un carré au sol ou ça passe (il y a
encore en Lozère des endroits où le téléphone capte mal, voir pas du tout. Dans ces coins-là, on voit souvent des bras se tendre vers le ciel, ça, c’est au début, mais on s’habitue très vite à la perte de réseau).
Le rapport au temps se modifie, nous modifie. Tout décélère. Ici le paysage est avec des plis et des replis, peu importe le nombre de kilomètres, ça prend toujours un certain temps pour arriver quelque part.
Et puis il y a les gens.
Nous jouons avec les rencontres qui nous arrivent […]. Ce n’est plus une théorie, tout ce qu’on a pu lire dans nos ouvrages depuis 8 mois, se trouve là, devant nos yeux : Isabelle la naturaliste, Jean-Claude l’agriculteur chasseur à ses heures, Christiane la bibliothécaire, Prospérine qui vit loin du monde…
Nous nous remplissons de ces rencontres, de ses points de vue, antagonistes quelquefois, mais toujours teintés de Dame Nature qui gouverne tout.
Des femmes, des hommes, des enfants, dans un département où la nature règne en maitresse.
Nous voici au croisement des idées et de sa concrétisation.
Et petit à petit SAUVAGE s’élabore.
Ce que nous récoltons ici, en Lozère, de ces vécus, paroles, donne du grain à moudre à notre fiction. Pas à la manière d’un collectage, mais à la manière SENSIBLE. Comme passées au tamis de la fiction.
C’est pour nous trois un plaisir infini, une délectation, presque, de savoir que ce qui se livre ici trouvera une place dans notre spectacle, d’une manière ou d’une autre, comme un écho à la réalité.
Écrire en immersion, ce serait cela : côtoyer l’heureux hasard, s’en émerveiller, et le transcrire telle une pépite dans un endroit pour le spectacle.